Sola Scriptura (Par l'Écriture seule); Sola Gratia (Par la grâce seule); Sola Fide (Par la foi seule); Solus Christus (En Christ seul); Soli Deo Gloria (À Dieu seul la gloire).
Au XVIe siècle, l'Église romaine était devenue ce qu'une Église du Christ ne devrait jamais devenir. Au lieu de proclamer l'Évangile à tous les peuples, elle exigea qu’on lise l'Écriture en latin, s'assurant ainsi que la plupart des gens n'y comprendraient rien. Au lieu d'enseigner la Parole de Dieu comme source de compréhension spirituelle, elle ajouta les décisions des conciles et les décrets papaux comme faisant plus autorité que la Bible. Au lieu de partager la bonne nouvelle de la grâce de Dieu à ceux qui se repentent et croient, l'Église a prescrit des règles compliquées soi-disant nécessaires à la justification. Elle a prôné l’idolâtrie (culte à Marie, aux saints, aux reliques, etc.) et a jugé nations et peuples, en dictant une politique romaine non-biblique à toute la chrétienté. Et enfin, au lieu d'aider le petit peuple, l'Église profita de sa crainte de l'au-delà pour s'enrichir encore plus en lui vendant des indulgences (sorte de passeports pour éviter « les peines éternelles »).
C'est donc dans ce contexte qu'un « petit moine » allemand nommé Martin Luther prit position en fonction de ce qu'il avait lu dans la Bible. Sa foi l'amena à un procès romain à Worms, dans lequel il fit la déclaration suivante :
Cette déclaration fut sans doute à l'origine du premier « sola ».
Aujourd'hui, dans un autre contexte, nous pourrions affirmer la même chose que Luther, face à toutes ces sectes et ces Églises qui corrompent les Saintes Écritures et font de l' Évangile un fonds de commerce. C'est pourquoi, dans ces temps de corruption spirituelle et de tromperie universelle, il semble important de revoir et d'approfondir les cinq solas de la Réforme qui sont les énoncés simples de la foi chrétienne véritable. Nous verrons ensuite, dans le deuxième volet, le développement qu'en a fait Thomas Müntzer, le père de la Réforme radicale et de ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui « anarchisme chrétien » (du moins dans la perspective de ce site). Mais commençons déjà par le commencement et analysons de plus près ces 5 formules en les expliquant brièvement :
L'Écriture seule est l'unique source infaillible de la révélation divine. Elle est l'autorité suprême en matière de foi et de pratique. En outre, Sola Scriptura signifie que toute la vérité est contenue dans la Bible et que tout ce que l'humanité a besoin de savoir est contenue dans ses pages.
Le salut est un don gratuit de Dieu à l'homme. Il n'est pas le résultat de nos efforts ou de nos mérites mais s'obtient par la grâce seule.
La justification n’est possible que par la grâce seule au moyen de la foi seule par Christ seul. C’est par la foi en Christ que Sa justice nous est imputée comme la seule satisfaction possible de la justice Divine. Il y a donc une distinction claire entre la justification et la sanctification, cette dernière étant la croissance dans la sainteté découlant de l'action de l'Esprit Saint dans le chrétien.
Le Christ seul est médiateur entre Dieu et les hommes. Notre salut est accompli seulement par sa mort et sa résurrection.
A Dieu seul la gloire signifie que Dieu seul est digne d'adoration, de prières et de glorification. Au surplus, cette affirmation signifie que le chrétien n'a pas d'idole et qu'il ne doit pas chercher à se glorifier lui-même. En substance, cela résume les quatre autres solas ci-dessus. A l'origine, ce point résultait aussi de l'opposition des réformateurs à ce qu'ils percevaient comme la glorification injustifiée des Papes et autres membres du clergé.
La plupart des historiens et des théologiens se sont faits les chantres de Martin Luther et les pourfendeurs de Thomas Müntzer. De ce fait, très peu de gens jusqu'ici ont pris en considération la remarquable théologie de ce dernier. Même les rares livres consacrés à l’anarchisme chrétien ignorent souvent cette figure de proue. Autrement dit, Thomas Müntzer a toujours dérangé et dérange encore. Il avait pourtant commencé son chemin de prédicateur avec Martin Luther et tous deux étaient d'accord sur l'essentiel des points doctrinaux de la Réforme. Müntzer aurait ainsi pu continuer sa petite carrière bien tranquillement à côté de Luther, avec un bon salaire et les honneurs, s’il avait bien voulu prêcher « la soumission aux autorités » aux paysans qui se faisaient spolier. Seulement, il ne supportait plus de voir toutes ces injustices sans rien dire et décida donc de réagir. Contrairement aux réformateurs classiques qui s’acharnaient exclusivement sur l'Église Romaine, Müntzer prit le risque de dénoncer aussi les autres exploiteurs : le pouvoir séculier. Pour lui, il allait de soi que pour restaurer le christianisme, il ne fallait pas faire les choses à moitié. Il fallait absolument instaurer une société réellement chrétienne.
Martin Luther s’opposa fermement à cette « Réforme radicale » de Thomas Müntzer, et ce, pour au moins trois raisons. La première, c’est que les autorités civiles, séculières, l'avaient en quelque sorte protégé du pouvoir religieux de Rome, suite à son procès de Worms. Peut-être s'était-il senti redevable. La seconde, c’est que Martin Luther n'avait aucune raison de vouloir renverser l'autorité séculière ; au contraire, sa position par la suite s’était nettement améliorée et ses relations avec les puissants étaient plutôt cordiales. La troisième, c’est qu’il était peut-être encore, malgré tout, fortement influencé par son éducation catholique et donc très respectueux des autorités, fussent-elles tyranniques envers le peuple. Il craignait de voir apparaître un chaos total si le peuple venait à se soulever, et ne plus se soumettre à rien, ni même à un nouvel ordre.
Ceci dit, la vision de Thomas Müntzer, malgré certaines caricatures, n'était pas du tout d'instaurer une anarchie, mais plutôt d'instaurer une sorte de Christocratie dans laquelle tous seraient libres et égaux devant une seule et même Loi : la Loi Divine à la lumière du Nouveau Testament (la Bible). Il souhaitait voir apparaître une société où il n'y aurait plus de privilégiés, plus d'usure, plus d'exploitations, plus de pauvres et de riches, mais des hommes qui coopèrent ensemble. Voilà en résumé ce que souhaitait Thomas Müntzer.
Les deux hommes devinrent donc un peu plus tard des ennemis jurés. L'un se mit du côté du peuple et des paysans (Müntzer) et l'autre du côté des élites (Luther). La suite donna lieu à ce que l'on nomme « la guerre des paysans ». Mais nous n'irons pas plus loin dans cette histoire. Ce qui nous intéressera ici, c'est surtout la vision de Thomas Müntzer à partir des cinq solas de la Réforme. En réalité, Thomas Müntzer était d'accord sur tous les points, mais son développement sur deux points essentiels l'amena à voir le monde d'une tout autre manière. C'est ce que nous allons tenter de découvrir ci-dessous :
Quoique Müntzer parle du Christ en des termes « classiques » (la Parole de Dieu, le véritable Fils de Dieu, le tendre Fils de Dieu), son "christocentrisme" est à la fois extrêmement spirituel et existentiel. Pour lui, l’homme peut expérimenter directement le Christ, sans médiation. Car Dieu ne peut être connu que par le Christ Parole ! Il faut donc avant tout se tourner vers l’intérieur : « …l’homme ne reçoit d’enseignement que de Dieu seul et d’aucune créature ». Ce point de vue implique la dévalorisation des autorités ecclésiastiques et souligne les moyens de grâce purement spirituels. Autrement dit, pour lui le sacerdoce est vraiment universel. La dimension existentielle concerne la compréhension éthique du ministère terrestre du Christ et de ses apôtres.
Cette position ressemble à celle de Luther à certains égards. Müntzer partage le christocentrisme de Luther en ce qui concerne la foi et la connaissance qui sauvent. Les deux sont d’accord sur le Solus Christus et croient à l’œuvre rédemptrice du Christ. Toutefois, la théologie de la croix de Luther, qui souligne uniquement le « Christ doux » qui nous conforte par son sacrifice expiatoire, diffère de la conception de la croix de Müntzer. Pour ce dernier, il ne suffit pas de croire que la tête a souffert pour les membres. Tout disciple doit souffrir pour le Christ, ou comme il le dit « souffrir le Christ ». En faisant référence à cette expérience, Müntzer utilise le terme du « Christ amer ». Il faut souffrir le Christ amer avant de trouver consolation dans le Christ doux. La condamnation de la Loi doit précéder la bonne nouvelle du pardon et de la miséricorde. Bien que tout cela rappelle un peu Luther, Müntzer intériorise de façon bien plus radicale la souffrance et la mort du Christ. Autrement dit, la croix devient une «expérience » encore plus profonde ; c’est l’abandon intérieur du « soi » à la volonté de Dieu. Et cette expérience se répète dans la vie de chaque disciple véritable.
Cette intériorisation de la croix ne correspond pas à la conception luthérienne de la justification. Pour Müntzer, la justification demeure littéralement punition et purification du péché. Elle signifie le fait d’être rendu juste par « la Parole de Dieu ». L’homme spirituel croît pendant que le vieil homme (charnel) se fait mettre à mort. Ceci implique la marche vers la sanctification dans la souffrance. Ainsi, dans leur combat commun contre la justice par les œuvres, Müntzer et Luther n’ont pas la même compréhension de la justification.
À l’instar de Luther, Müntzer contestait l’autorité de la papauté, de la hiérarchie, de la tradition et des conciles. En conséquence, il s’est aussi tourné vers la Bible, qui elle fait autorité pour les pratiques et l’enseignement de l’Église pure. Ses manuscrits révèlent une grande connaissance des Saintes Écritures. Cependant, Müntzer se trouvait toujours plus en désaccord avec la position de Luther concernant la Sola Scriptura. Car autour de la Bible, il voyait à juste titre se former une nouvelle institution, un nouveau cléricalisme réservé à une élite d’intellectuels.
Contre cette position, il affirme que la véritable foi ne dépend pas du « souffle puant » des exégètes humains, mais du souffle de l’Esprit de Dieu.
On remarque sa lucidité en ce que la recherche de la vérité le pousse, par-delà l’Écriture, jusqu’à l’auteur de son inspiration. L’antiquité des textes bibliques ne suffit pas à prouver leur authenticité.
L’Écriture est crédible non à cause de son âge, mais parce qu’elle témoigne du Christ et parce que les expériences de la foi qui s’y trouvent reflètent l’expérience de tous les fidèles. Müntzer adopte le principe exégétique de Luther, mais l’intériorise beaucoup plus. L’Écriture et la Parole de Dieu ne sont pas la même chose : l’Écriture est simplement le récit de la saine doctrine et des expériences de la foi. D’elle-même, elle ne constitue pas la foi véridique. L’Écriture reçoit son autorité de la Parole de Dieu, mais la Parole de Dieu doit être expérimentée à travers le Christ amer dans l’âme. La foi authentique ne vient pas de l’extérieur, mais naît de l’intérieur.
Derrière sa conclusion selon laquelle la foi ne vient pas « directement de l’Écriture », se situe surtout sa méfiance vis-à-vis du clergé, qu’il soit ancien ou nouveau. En effet, il pense que l’accent mis sur l’Écriture par Luther avec sa tendance pourrait vite devenir une couverture idéologique pour un nouvel élitisme. L’exégète savant remplace le prêtre comme autorité dans l’Église. Müntzer soupçonne que l’appel à l’Écriture cache les intérêts du clergé malhonnête. L’ accent placé sur la Parole écrite, qui a besoin d’interprétation, laisse la majorité du peuple dans une situation de dépendance envers les savants. Müntzer s’est donné comme tâche de démasquer les nouveaux scribes et d’éduquer le peuple concernant l’accessibilité immédiate à la Parole.
C’est dans ce contexte, vers la fin de sa carrière, que Müntzer a fait ses critiques anticléricales les plus polémiques. Il dénigrait les scribes « voluptueux, frêles, aux doigts effilés », avec leurs diplômes et titres, les appelants des « cochons voluptueux », des « malins avares » qui acceptaient des « florins avec une grande piété » tandis que le peuple devait s’asseoir devant eux avec crainte et vénération.
On remarque que ce qui distingue Thomas Müntzer des réformateurs classiques, c’est surtout sa soif de justice, de vérité, et d’absolu. La foi chrétienne impliquait pour lui nécessairement un engagement social. Aussi se méfiait-il des grands théologiens, susceptibles de détruire le contenu simple et compréhensif de la Bible par des interprétations malhonnêtes et détournées. Mais la théologie de Müntzer ne s'arrêtait pas là. Plusieurs de ses écrits montrent qu'il avait grandement réfléchi à une théologie « politique ». C'est ce dernier point que nous aborderons.
Dans certaines de ses lettres, Müntzer insiste pour que les autorités accomplissent la tâche que Dieu leur ordonne, c’est-à-dire de punir mal et de protéger les innocents. Sinon, elles perdraient leur autorité. Ce qui est unique dans son interprétation de Romains XIII, c’est l’urgence apocalyptique avec laquelle il lit le texte traditionnel. Pour lui, le devoir des autorités n’est pas seulement de maîtriser et de réprimer le mal, mais aussi de travailler pour le royaume du Christ.
Rejeté par les princes, Müntzer s’est alors tourné vers le peuple. Il serait néanmoins simpliste de considérer son association avec les paysans révoltés comme inopinée ou d’y voir juste une question de stratégie. Sa conception du droit du peuple à résister à la tyrannie est compatible tant avec sa foi qu’avec l’évolution de sa vie. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la spiritualité intériorisante de Müntzer n’implique ni renonciation ni retraite. Les domaines intérieur et extérieur, le salut individuel et collectif se complètent d’une façon unique. Pour lui, le bien-être spirituel de l’individu et celui de la société sont réciproques. Sans transformation individuelle, il ne peut y avoir de transformation sociale, mais l’injustice et la corruption institutionnalisées peuvent également faire obstacle à la foi véritable et ainsi à la transformation individuelle. La pauvreté force l’homme à se préoccuper des choses élémentaires de la vie ; la richesse pousse à l’opulence égoïste : ces deux états peuvent séparer l’homme de sa vie spirituelle. Ainsi, en plus de la critique traditionnelle de la richesse, Müntzer fait aussi la critique de la pauvreté.
Müntzer n'assimile pas pour autant les classes pauvres (ou laborieuses) aux élus. Le règne du péché et du désir dans leur milieu ainsi que la préoccupation des choses matérielles doivent être soumises au règne du Christ. Cependant, Müntzer est quand même plus optimiste à l’égard du peuple que de ses confrères magistrats. Comme nous l’avons déjà noté, l’accent placé sur la Parole intérieure prend plus au sérieux la possibilité du sacerdoce universel. Ses remarques bienveillantes envers « le pauvre homme populaire », « le pauvre paysan », « le peuple ordinaire et peu raffiné », correspondent logiquement aux attaques contre les privilégiés, le clergé et les « grands sires » . Luther, devenu « le pape de Wittenberg à la vie douce et sans esprit », avait le premier suscité l’espoir que les puissants seraient renversés. Mais il a lui-même détruit cette espérance et a collaboré avec ceux qui s'approprient tout et qui humilient les pauvres.
Müntzer fut l’un des premiers à critiquer le manque de changement qui aurait dû accompagner la Réforme. Pour lui, inciter le peuple à la rébellion contre les autorités catholiques tout en demandant l’obéissance aux autorités civiles était une faute énorme. Il remarquait aussi qu’au nom d’une réforme religieuse, les autorités politiques confisquaient des propriétés d’Église et arrangeaient les affaires comme bon leur semblait. En face du manque d’amélioration morale et des injustices socio-économiques continuelles, il était devenu impatient. Il en était arrivé, à l’inverse de l’opinion de Luther, à la conclusion que la prédication seule ne changerait pas les abus, que la religion véritable ne pourrait pas prospérer sous l’ordre tyrannique contemporain. Analyse confirmée par sa propre expérience. Après avoir essayé l’option d’une souffrance passive, il la rejette car elle semble comporter de la lâcheté. Il écrit que sa crainte de Dieu a vaincu sa crainte de l’homme. Mais, plus important encore, il ne pouvait accepter une prolongation de l’injustice par sa propre inactivité. Un chrétien ne peut pas rester apathique lorsqu’on persécute un autre chrétien. Il faut résister à une telle tyrannie autant en actes qu’en paroles.
C’est donc pour ces raisons que Müntzer a contribué à la formation d’une ligue défensive. Il voyait dans les paysans l’instrument apocalyptique du jugement divin. Sa justification de la cause paysanne a ainsi combiné l’attente apocalyptique et sa théorie de la résistance à la tyrannie. Cette théorie se fondait aussi sur sa christologie. Les dirigeants qui renforçaient la crainte des « créatures », au lieu de promouvoir la crainte de Dieu, n’étaient plus légitimes. Leur autorité revenait au peuple. Malheureusement, les quelques déclarations que Müntzer nous a laissées ne donnent que très peu d’informations concernant le nouvel ordre qu'il préparait. Les allusions dispersées suggèrent qu’il désirait une société basée sur l’aide et le partage mutuels, préconisant la communauté des biens telle qu’elle était pratiquée par l’Église primitive. Son but aurait été « une chrétienté où tous seraient égaux ». D’autres déclarations laissent entendre qu’il envisageait des communautés et des congrégations locales et autonomes à la place de la structure ancienne (avec seigneurs et sujets). Mais on n’en sait pas plus. Ce qui est certain, c'est qu'il souhaitait préparer le règne de Christ en commençant par renverser l'ordre impie qui était établi :
*Citations tirées des livres : Thomas Müntzer, Ecrits théologiques et politiques, lettres choisies (1985) ; Jésus-Christ aux marges de la Réforme (1992).